Un jour, un témoignage : découvrez ce condensé de vie que nous livre Dahbia Rabehi
« Je m’appelle Dahbia Rabehi, et je souhaite témoigner.
Quand nous sommes arrivés à Marseille en bateau en 1962 avec mon mari militaire et 3 enfants en bas âge nous avons été transférés à Perpignan (Rivesaltes) en camion militaire.
Nous avons été déplacés ensuite à côté de Beauvais où logeaient de base des militaires et comme il n’y avait pas de place on nous a construit des abris de fortune en contreplaqué, nous attendions que les militaires veuillent bien nous porter à manger car nous n’avions absolument rien. Nous étions complètement désespérés, seuls, perdus… Le pire camp par lequel nous avons transité et où beaucoup d’enfants sont morts à cause de ces conditions de vie inhumaines et abjectes.
Plus tard, mon mari, avec le peu de moyens, a trouvé une pièce où nous avions trouvé refuge, mais toujours sans argent et ne sachant pas parler le français, aucun sanitaire, ni hygiène, ni chauffage, dans un abri de fortune encore une fois…. Livrés à nous-mêmes…. Des conditions tellement dures car mon mari ne trouvait pas de travail et dans cet abri de fortune sans chauffage, avec le froid glacial, nous courions à notre perte.
Puis le sénateur Mr Abdelatif Mohsaid, qui possédait le château de Vert Bois à Poix-de-Picardie, nous a recueillis grâce au bouche-à-oreille, mais nous ne logions pas dans le château, mais plutôt dans les écuries attenantes, toujours dans des conditions déplorables et indignes. Le froid, la neige, la pluie, sans travail, sans argent, ne parlant pas la langue française, nous avons passé les années les plus noires de notre existence…
N’en pouvant plus et livrés à nous-mêmes, mon mari et un membre de sa famille ont décidé de descendre dans le sud, plus précisément à Marseille, dans un train transportant du bétail, afin de pouvoir trouver du travail, pour tout simplement survivre et nourrir nos enfants. Nous ne pensions pas que nous serions oubliés et dépourvus de toute aide de l’État français à cette époque. Nous avons été insultés, rabaissés de toutes parts… Les Français ne nous reconnaissaient pas comme étant des ressortissants et les immigrés présents sur le territoire nous traitaient de sales traîtres.
Nous subissions autant de maltraitance physique que morale et nous ne trouvions de l’aide de personne, nous étions seuls au monde.
Nous sommes arrivés à Marseille où nous logions dans un cabanon loué par mon mari au camp de Ste Marthe. Mon mari, désespéré, pleurait car il ne pouvait pas nourrir sa famille. Il ne trouvait ni aide, ni travail, ni nourriture. Nous avons passé un hiver des plus rudes également car le cabanon était non isolé, au sol j’avais mis des cartons et des peaux de moutons pour éviter que l’humidité ne touche directement mes enfants, de l’eau suintait au sol et sur les murs de tôle. À cause de ces conditions de vie, ma fille de 40 jours a attrapé une pneumonie et a failli mourir. Grâce aux sœurs de l’hôpital St Joseph que j’ai pu trouver par une chance inexpliquée au vu du fait que je ne savais pas un mot de français, j’ai transporté mon bébé emmitouflé jusqu’à l’hôpital où on l’a pris en charge et où les sœurs infirmières l’ont soigné. Je ne sais plus comment et par quel miracle j’ai compris que l’on prendrait soin de mon bébé, mais qu’il fallait que je parte et je suis revenue 15j après récupérer mon bébé guéri…. Imaginez-vous laisser votre bébé à de parfaits inconnus ne sachant rien de ce qu’il pouvait arriver, mais à cette période tout était incertain et fébrile. Notre résilience nous a permis à mon mari et moi-même de tenir debout, non sans des cicatrices profondes et indélébiles.
L’État a ensuite détruit les cabanons de fortune où nous habitions pour nous loger dans des immeubles, enfin en 1967 !!! 5 années de purgatoire avec 5 enfants… Le fait d’en parler et de me remémorer ces années noires me font mal, très mal.
Nous sommes restés dans ce camp appelé Bassens pendant 5 années.
Pour finir en 1970, l’état se réveille à minima et nous reloge dans le camp des Tilleuls (appartement) spécifique réservé aux harkis. Mais pas sans mal, nous avons manifesté notre colère et notre tristesse à la préfecture afin d’avoir ce dernier logement décent, et c’est un commandant de l’armée que mon mari connaissait d’Algérie qui a pris en compte notre détresse.
Voilà, j’ai 88 ans et les souvenirs ne sont pas aussi précis que je le souhaite pour décrire tout le ressentiment que j’ai pour cette période, où mon mari et moi avons fait confiance à l’État et où celui-ci nous a lâchement tourné le dos et abandonné au pire moment. Nous n’avions rien. Nous étions seuls. J’ai tellement de petites histoires aussi terribles les unes que les autres que nous avons vécues, nous tous ainsi que nos amis de fortune également… qui me reviennent… leurs souvenirs me font mal au cœur.
Aujourd’hui, je témoigne mais combien sont déjà partis et n’ont pas pu avoir la reconnaissance des sacrifices que nous avons faits. Combien sont morts depuis…
Des excuses certes, faites au nom de l’État français, j’ai pu réussir à vivre en France avec le respect de ce pays et de ses valeurs. Nous avons élevé nos enfants dans ce sens, la tête haute à la sueur de notre front, grâce au travail acharné de mon mari qui y a laissé sa santé.
Je vous avoue, en toute transparence, que je reste amère, car cela vient bien trop tard pour moi et encore plus pour ceux qui nous ont déjà quittés. J’aurais aimé une main tendue lorsque nous en avions vraiment besoin, un soutien, un mot. »
Mais je suis fière de ce que nous avons construit, mon défunt mari et moi, pour nos enfants grâce à nos sacrifices et notre travail.